TOKYO GORE POLICE ****
5sur5 Dionysiaque. Tokyo Gore Police est un chef-d'oeuvre de la vague des V-Video, ces direct-to-video japonais inscrit dans des genres codifiés qui, selon les auteurs, se voient plus ou moins explosés pour délivrer des merveilles de cinéma d'exploitation. Ces productions bis voir totalement Z ont pris la relève de Miike, maître du bizarre sur l'archipel jusqu'alors. Ce qu'elles offrent à voir rappelle à l'occasion un certain esprit du cinéma libéré de la contre-culture des 70's. Noboru Iguchi et Yoshihiro Nishimura (qui s'est démarqué avec son Meatball Machine en 2005) sont les chefs de file de cette mouvance et bénéficient donc aujourd'hui de moyens plus larges que leurs malheureux confrères (en atteste la tête d'affiche de TGP, Eihi Shiina, héroine de Audition). Ils sont parvenus à sortir du lot grâce à une pointe de génie supplémentaire et des cauchemars sans doute plus intenses et prolifiques. Distribué assez tardivement en France (et à quelle échelle !), Tokyo Gore Police est sorti dans la foulée du Machine Girl de Iguchi. Depuis, les deux hommes se sont associés pour délivrer Mutants Girls Squad en 2010 et, dans ce Tokyo Gore Police réalisé par Nishimura, Iguchi intervient déjà en tant qu'auteur de fausses publicités.
Autant le dire, le néophyte ne va pas comprendre ce qui lui arrive. Il vaut mieux savoir que Tokyo Gore Police est une folie de cinéma pour anticiper l'éventuelle gueule de bois ou l'euphorie par lesquelles pourrait se solder la séance. Avec TGP, on éprouve la sensation rare d'assister à un spectacle totalement neuf, au-delà de toutes les normes formelles qu'on ait pu endurer dans notre parcours de cinéphile. Emphatique à mort, absolu dans ses parti-pris, c'est le paroxysme d'un genre paroxystique qu'il surplombe par des idées, des visions à faire fondre de jalousie un cinéaste aussi extravagant que Terry Gilliam.
Le pitsch est tranché et minimaliste ; dans un futur proche, Tokyo est menacée par une horde de ''mutants'' sadiques, les Ingénieurs, auxquels une police aux allures de mafia new look compte régler son compte. Ruka est chargée de les exterminer et est la meilleure de son unité. Mais sa présence dans la police est motivée par tout autre chose qu'une passion pour la loi et l'ordre ; Ruka est entrée dans la police pour des raisons personnelles, elle veut retrouver l'assassin de son père, son héros.
Si Tokyo Gore Police est une expérience tellement jouissive, c'est parce que le film ose tout. Ici se heurtent une telle foule de créatures et de fantasmes que l'oeuvre devient l'un des plus vastes purgatoires possibles de se représenter au cinéma. C'est une catharsis radicale et démente dont l'un des pics est l'immersion dans un club de freaks nymphomanes ; loin de se limiter aux excès du SM, Tokyo prend des allures d'espèce d'eXistenZ extrême et bien plus déviant encore (ne serait-ce que graphiquement). Le néo-Tokyo est l'espace d'une débauche sexuelle particulièrement raffinée, au point qu'il est tout à fait juste d'estimer que Nishimura a mis en scène ''son'' Sodome & Gomorrhe.
Fantaisie gore multipliant les combats invraisemblables et les mises à mort grand-guignoles, stylisé à outrance (que le mot paraît faible... disons que c'est un Tueurs Nés du bis), Tokyo Gore Police est un sommet de grotesque, un déluge de mauvais goût, de couleurs flashy et de caprices fantasmagoriques. A ce point ce n'est plus kitsch, c'est le successeur rococo et foncièrement obscène de l'Inferno d'Argento. Et pourtant, Nishimura arrive à relier ses expérimentations formelles tout en maintenant un équilibre et une grande cohérence, ce qui est assez inoui de la part d'un film aussi speed.
C'est probablement car son film est plus profond, en tout cas plus consistant, que le tout-venant des V-Video. Tokyo Gore Police ne se limite pas à la sensationnelle déferlante gore, ni à la multiplication de fantasmes animés (soyons clairs, son inventivité est si débridée qu'il pourrait largement s'en contenter) ; le scénario est relativement solide, articulé autour d'une histoire de filiation et de vengeance. L'heroine est plus nuancée que les hitgirls habituelles et apporte une nouvelle dimension à l'archétype national de l'heroine féministe post-Scorpion. Elle est plus douce, sexy, a des attachements et des valeurs, ne refoule pas systématiquement ses émotions. Bref, elle a un visage humain, bien qu'elle demeure un ''surhomme'' dans ses performances et autres actes de bravoure.
Naturellement, ce scénario demeure éminemment bis, sauf que, Nishimura parvient à dresser un portrait azimuté et plutôt pas aberrant du tout du Japon contemporain. Dans un contexte de tentation fasciste, le Japon à l'écran est tiraillé entre le modèle féodal et moyen-âgeux d'un passé rassurant et des aspirations progressistes effrénées, laissant augurer l'évaporation pure et simple de toutes les traditions de l'Empire du Soleil Levant pour laisser place à une norme libertaire quasi surnaturelle.
Il y a surtout une propension au ''fake'' à la Verhoeven, qui achève de faire la singularité sur son marché et de dynamiter le film. Tokyo Gore Police, comme le cinéaste néérlandais -quand il est forme, et c'est souvent-, pratique le double-discours et le simulacre. Le film reprend explicitement un procédé phare de Starship Troopers en étant entrecoupé par des pubs au second degré délicieusement acide. Il s'agit toujours d'une propagande grossière et aguicheuse, en faveur d'une privatisation efficace de la police ou louant les vertus d'une auto-mutilation facile et accessible à tous. L'action se déroule d'ailleurs dans une civilisation libérale avancée et elle-même troublée par ses paradoxes ; en effet, le hara-kiri est combattu dans des spots officiels, alors que l'ultraviolence est célébrée et légitimée. La police est ainsi dépeinte comme une autorité parallèle enrayant l'ivresse globale d'un Japon libertaire.
Tokyo Gore Police pastiche ainsi odieusement la culture nippone, très astreignante dans ses principes et pourtant imbibée, jusque dans son histoire, par une violence banalisée et une obsession pour le faits divers morbide plus marquée qu'ailleurs (la légende urbaine des femmes-troncs, source d'inspiration de nombreux mangas déviant, en est l'exemple le plus criant). Cette virée urbaine apocalyptique, façon Robocop à la sauce trash nippone, synthétise en quelque sorte les angoisses et les obsessions d'une nation ; on peut parler de ''cauchemar nippon'' comme on parle régulièrement de ''cauchemar américain''.
Nishimura a su réaliser une oeuvre culte et lui fabriquer sa propre mythologie, convoquant quelques influences pour le fond en assimilant parfaitement ces emprunts, voir en les diluant par une forme scandaleusement iconoclaste. Tokyo Gore Police a de surcroît su s'approprier une verve hautement subversive, d'autant plus efficace qu'elle est diffusée de façon insidieuse (mais ne nous trompons pas, la farce politique est d'abord potache : c'est juste un bonus bienvenu). C'est fantasque, cheap (mais pas trop) et radical, c'est inédit, c'est un véritable petit miracle.
Note globale : 96
Notoriété>3.000 sur IMDB ; 50 sur allociné
Votes public>61 sur IMDB ; 52 sur le site des conformistes & puritains en tous genres, pardon sur Allociné (France) ; 67 sur Rottentomatoes
Moyenne globale = 59